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     Bonus : une nouvelle inédite d'Alaet

 

 

 

LA SIRÈNE DES SABLES
par Laurent Genefort

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1
Prisonnier

Le soleil du désert tapait dur, malgré l’heure avancée. Protégés par leurs turbans et leurs sarouels blancs, les douze pèlerins montés sur des dromadaires ne souffraient pas trop… Ce qui n’était pas le cas d’Alaet, dont les mains étaient entravées dans le dos. Le garçon portait une chemise verte délavée et des pantalons bouffants, verts eux aussi, resserrés aux chevilles. Ses cheveux bruns, ramenés en arrière par une lanière de cuir, retombaient sur ses épaules. Son visage mat était ouvert et rieur, même quand la situation ne s’y prêtait pas — ce qui était précisément le cas. Il avait dans les quatorze ans, bien que sa courte taille lui en fît paraître douze.

La chaleur faisait trembler l’air au-dessus du sol et lui donnait l’impression de marcher sur l’océan… Ah, si seulement c’était vrai !

Un licou le reliait à la selle du chameau de queue, l’obligeant à courir dans le sable mou, à la même vitesse que l’animal. S’il ralentissait, ou s’il trébuchait sur l’un des rochers qui parsemaient les dunes, la corde se resserrerait autour de son cou et l’étranglerait.

« Moins vite ! lança-t-il d’une voix rauque. Si je meurs, Ozkar ne sera pas content. »

L’un des pèlerins posa la main sur le sabre recourbé qui pendait à son côté.

« Qu’est-ce que cela peut faire, puisqu’il te condamnera à mort, de toute façon ? ricana-t-il. Cesse de geindre. Sache que c’est ainsi que nous traitons les voleurs. Spécialement ceux qui viennent de Karnab, la ville la plus corrompue de Wethrïn… »

Alaet faillit répondre, piqué au vif. Passe encore qu’on le traite de voleur : c’en était un ! Mais il n’aimait pas que l’on se moque de Karnab la Magnifique, la capitale de Wethrïn aux mille palais. Toutefois, il était inutile de gaspiller sa salive en vaines disputes.

« … Karnab, poursuivit le pèlerin, où tu aurais mieux fait de rester, au lieu de te mettre dans l’idée de voler notre dieu Marevilaapa ! »

Sur ce point, Alaet ne pouvait lui donner tort. Son infortune avait débuté quand il avait séjourné dans une auberge de Harmag, en bordure du désert de Shémib. Un soir, un groupe de pèlerins avait bruyamment pris possession de la salle à manger. Celui qui les guidait avait bramé son nom, Ozkar, et réclamé les meilleures chambres pour lui et ses fidèles. Puis, il avait posé sur une table une statuette massive en orichalque, qui figurait un serpent majestueux à large collerette, lové sur un socle cubique. Il s’agissait de Marevilaapa, l’idole que vénéraient les pèlerins d’Ozkar. Alaet n’y avait vu qu’une occasion de s’enrichir — d’autant plus que, pour contenter les pèlerins, le patron de l’auberge n’avait pas hésité à le mettre à la porte de sa chambre. Profitant de la nuit, le garçon s’était glissé dans celle d’Ozkar, et avait dérobé l’idole. La statuette pesait au moins dix livres. Cela représentait une fortune, et Alaet se voyait déjà riche.

Hélas, lorsqu’il avait essayé de la revendre dans une ville voisine, on l’avait dénoncé. Il s’était réfugié dans le désert, pensant décourager les pèlerins. Mais leur dévotion les avait conduits à le traquer même dans ces régions inhospitalières. Un groupe dirigé par Igwil, le bras droit d’Ozkar, avait fini par le capturer, deux jours plus tôt. À présent, ils le reconduisaient à Harmag, où Ozkar l’attendait pour le juger.

« Pour moi, ça ne fait pas un pli, poursuivit le pèlerin. Ozkar te condamnera par où tu as péché.

— En quoi consistera le châtiment ? fit Alaet, inquiet.

— Tu devras embrasser Marevilaapa sur la bouche. Aussitôt, tu te transformeras en reptile : tel est le sort réservé à ceux qui osent le profaner. »

Alaet grimaça. Il ne fallait pas prendre cette menace à la légère. Marevilaapa n’avait beau être qu’une divinité mineure, Alaet avait senti ses pouvoirs quand il l’avait tenu dans ses mains : une vibration sourde, comme une énergie énorme compressée dans un trop petit espace.

La première nuit après sa capture, il avait essayé de fausser compagnie aux pèlerins. Mais ceux-ci étaient méfiants comme des loups, et la pitié ne faisait pas partie de leurs vertus. Depuis, ils lui gardaient les mains liées, de nuit comme de jour.

Sur les rochers déchiquetés, le soleil rougeoya tandis que les dunes passaient de l’ocre pur au rose profond. Le convoi ralentit et Igwil leva le bras. Aussitôt, les dromadaires se mirent docilement en rang.

Les pèlerins sautèrent sur le sable encore chaud, et déposèrent les couvertures, l’eau et les sacs de nourriture attachés aux selles. Un camp sommaire fut dressé au creux d’une rangée de dunes. Ils firent un feu, dans lequel ils jetèrent une mèche de leurs cheveux afin d’éloigner les démons. Puis, ils entassèrent des cailloux au centre du camp — délogeant une armée de scarabées noirs et de scorpions rouges — en un monticule sur lequel Igwil déposa la statuette.

Alaet s’assit sur le sable. La tête lui tournait, sa gorge était desséchée et ses mains ligotées avaient doublé de volume. Pourtant, il savait que d’ici quelques minutes, la température chuterait à tel point qu’il grelotterait toute la nuit… Igwil distribua l’eau du soir : deux gobelets à tous, hormis le prisonnier qui, lui, n’avait droit qu’à un seul.

Soudain, les dromadaires, amarrés à des pics plantés dans le sable, se dressèrent et se mirent à tourner autour de leur longe en écumant.

Ils ont senti une présence qui ne leur plaît pas, songea Alaet. Igwil réagit sur-le-champ : il chuchota un ordre, et les douze pèlerins sortirent silencieusement leurs armes de leur fourreau. Puis, ils s’éparpillèrent sur les dunes.

Était-ce des esprits errants, une horde de loups, ou des pirates ? se demanda Alaet. Il n’eut pas à attendre longtemps pour connaître la réponse.

 

2
Morrem

 L’attaque fut aussi brève que violente : des silhouettes noires surgirent du haut des dunes en poussant des hurlements. Le nombre des pirates était à peu près le même que celui des pèlerins. Alaet assista, impuissant, à l’affrontement. Il remarqua que les agresseurs étaient maigres et leur visage creusé par les privations. Leurs vêtements râpés ne semblaient tenir que par miracle.

Chaque camp se battit avec acharnement, mais très vite, il s’avéra que les pirates n’auraient pas l’avantage à moins de sacrifier toutes leurs forces dans la bataille. Ils rompirent l’engagement et se retirèrent en haut des dunes.

Les pèlerins se regroupèrent, pour former un cercle défensif autour du camp et de leur idole.

L’un des pirates se détacha du groupe, et dévala une dune. Il s’agissait d’un trolque trapu, dont les écailles étaient noircies et fendillées par le soleil et le vent desséchant. Son cimeterre était rangé dans sa ceinture effilochée et il présentait ses paumes ouvertes : il venait parlementer. Igwil rajusta son turban, démis durant le combat. Puis, il s’avança à son tour :

« Je suis Igwil, fidèle d’Ozkar ! Sache que nous défendrons notre dieu au prix de notre vie ! »

Le trolque fronça les sourcils — du moins, le bouquet d’écailles qui en tenait lieu.

« Salutations ! Je suis Morrem, le chef de ma troupe. Sache que nous ne sommes pas des bandits…

— Pas des bandits ! s’exclama Igwil. Pourquoi nous avez-vous attaqués, alors ? »

Morrem jeta un coup d’œil au tumulus où reposait l’idole, et haussa les épaules.

« Tout ce que nous voulons, c’est votre eau. Il nous faut beaucoup d’eau, et tout de suite ! C’est une question de vie ou de mort. »

Igwil ne chercha pas à cacher sa stupéfaction.

« De l’eau… Voyons, nous sommes à trois jours de la ville la plus proche. Pourquoi n’allez-vous pas en acheter ? »

Alaet, lui non plus, ne comprenait pas : ces hommes parcouraient le désert depuis des mois. Par conséquent, ils devaient connaître les plantes, comme les agaves ou les cactus, qui recueillent l’humidité de l’air.

« Nous sommes recherchés dans toutes les villes, révéla Morrem, car nous possédons aussi un trésor. Nous sommes condamnés à errer dans le désert. Mais notre trésor à nous est vivant et requiert de grandes quantités d’eau. Au début, nous achetions l’eau aux caravanes qui passaient, mais au bout d’un moment, nous n’avons plus eu de quoi payer, et les plantes du désert sont insuffisantes. Aussi, nous nous sommes mis à attaquer les voyageurs. Ce n’est de pas gaieté de cœur, croyez-moi… »

Le trolque se ressaisit.

« Par chance, personne n’a été tué ou blessé au cours de l’affrontement. Je pense qu’il est possible de s’entendre : abandonnez-nous votre eau, et nous vous laisserons partir. »

Le pèlerin eut un sourire méprisant.

« Pourquoi devrions-nous faire cela ? Vous n’êtes pas de taille à nous affronter. Nous avons juste assez d’eau pour rejoindre Harmag. Nous ne pouvons pas nous permettre de faire la charité.

— Il ne s’agit pas de charité, mais de la survie de la plupart d’entre vous », fit Morrem d’une voix lourde de menaces.

Igwil croisa les bras sur sa poitrine, signifiant par ce geste qu’il ne céderait pas.

Un sourire désolé fendit la bouche de Morrem d’une oreille à l’autre, mais ses yeux demeuraient glacés.

« Dans ce cas, tant pis pour vous. »

Il fit demi-tour. Igwil se tourna vers les pèlerins, qui étaient restés en retrait.

« Préparez-vous à combattre. »

Les derniers feux du couchant incendiaient les dunes. Igwil fit allumer toutes les torches qu’ils possédaient afin d’illuminer les alentours, puis disposa ses hommes en trois cercles défensifs, dont l’idole formait le centre.

La seconde attaque ne tarda pas. Le cliquetis des armes remplaça le crissement des scarabées. Les assaillants firent une percée. À quelques pas d’Alaet, l’un d’eux s’empara d’une outre à demi remplie. Mais un pèlerin, d’un revers de sabre, la fendit dans le sens de la longueur. L’eau se déversa sur le sable. L’homme poussa un cri déchirant, comme si c’était lui qui avait pris le coup.

« Protégez Marevilaapa, coûte que coûte ! » cria Igwil.

Aussitôt, les pèlerins resserrèrent les rangs autour de leur idole.

Morrem n’attendait que cette occasion. Il désigna Alaet à trois de ses hommes. Ceux-ci foncèrent sur lui, tandis que les autres occupaient les pèlerins. L’un d’eux posa la lame de son cimeterre sous le menton d’Alaet :

« Suis-nous sans faire d’histoire, ou je répandrai ton sang ! »

Ses deux acolytes saisirent Alaet sous les bras, et le tirèrent vers Morrem. Alaet ne songea pas à résister.

Cette action sonna la retraite des pirates, qui se retirèrent en haut des dunes avec leur prisonnier.

Ils traversèrent un alignement de dunes, puis arrivèrent au campement de Morrem. Celui-ci était constitué d’une grande tente en peau de serpent, d’auvents à demi ensablés, et d’un enclos où attendaient placidement les montures : des lémuzars, qui dardèrent leur langue à deux pointes vers le nouveau venu. C’étaient sans doute à ces lézards à bosse que les dromadaires avaient réagi, songea Alaet : les deux espèces ne pouvaient pas se sentir…

Devant la tente, Alaet fut frappé par un étrange parfum qui s’en exhalait. Un parfum qui n’avait aucun rapport avec le désert…

Tout d’abord, Morrem passa ses hommes en revue — par chance, aucun ne souffrait plus que d’entailles légères. Puis, il s’approcha d’Alaet.

« Maintenant que nous avons un prisonnier, je pense qu’Igwil choisira plutôt de négocier. »

Alaet ne put s’empêcher de sourire.

« Vous ne pouviez pas faire meilleur choix… »

 

3
Le tonneau qui chantait

 Quand Alaet eut fini d’exposer sa situation, Morrem frotta sa tête massive d’un air perplexe.

« J’ignore ce que je vais faire de toi. Visiblement, la seule chose qui importe à Igwil, c’est son idole…

— Dans ce cas, laissez-moi partir ! Je ne vous suis d’aucune utilité.

— Nous avons absolument besoin d’eau. Peut-être Igwil consentira-t-il à nous céder une ou deux outres, en échange de ta personne. Après tout, il souhaite peut-être te récupérer, rien que pour le plaisir de te châtier. »

Alaet s’était gardé d’insister sur cet aspect des choses, mais en dépit de son apparence rustaude, Morrem l’avait deviné. Décidément, l’affaire se présentait mal !

Alaet désigna la tente.

« Ce trésor qui a tant besoin d’eau, qu’est-ce que c’est ? Il dégage une odeur bizarre… »

Morrem acquiesça d’un air sinistre.

« Avant, ce n’était pas le cas. Mais elle est en train de dépérir.

— Elle ? répéta Alaet. Vous parlez d’une plante ?

— Non… Le mieux, c’est de te montrer. Suis-moi ! »

Il écarta un pan de la tente, et se glissa à l’intérieur. Après un instant d’hésitation, Alaet le suivit. Aussitôt, un puissant relent l’assaillit. Et il sut pourquoi il ne l’avait pas identifié avant : parce qu’on ne sentait ce genre d’odeur qu’au bord de la mer. Cela évoquait un mélange de vase et d’algue échouée par la marée.

L’odeur provenait d’un tonneau en bois, de près de deux mètres de haut. Des seaux s’empilaient à côté. Un escabeau permettait de grimper jusqu’à un épais couvercle. Morrem l’invita à monter, puis fit coulisser le couvercle sur la largeur d’une main. Alaet se pencha…

Une eau verdâtre stagnait à mi-hauteur. Une sorte de dauphin tournait en rond dans l’espace confiné… Mais sa queue se prolongeait d’un corps de femme gracile, à la tête couverte d’une longue chevelure blonde. Ses bras blancs aux longs doigts palmés brassaient l’eau dans un bruit de clapotis.

Morrem referma le couvercle.

« Voilà notre sirène.

— Une sirène ? » fit Alaet, abasourdi.

Le trolque redescendit de l’escabeau.

« Il y a quelques mois, j’étais encore le chef des armées de Fatyar, le sultan d’Angrod. Grâce à sa fabuleuse fortune, Fatyar possède un zoo chantant qui compte les spécimens les plus rares de Wethrïn. Il est le seul à avoir un faune joueur de flûte, des scarabées-castagnettes, des ailerets à crécelle et des crapauds trompettistes. Mais il manquait la pièce maîtresse : une sirène de l’océan du Couchant. Qu’importe, Fatyar monta une expédition de pêche, qu’il me chargea de diriger. Nous avons mis dix ans pour en pêcher une. Nous nous bouchions les oreilles avec de la cire pour ne pas succomber à son chant. Afin de la ramener à Angrod, il fallait traverser le désert de Shémib. J’ai rassemblé une caravane de cent lémuzars. La sirène fut placée dans ce tonneau et arrosée d’eau en permanence. »

Il s’interrompit un instant, comme pour écouter le pouls de sa captive à travers son tonneau, puis reprit son histoire.

Tout avait dérapé le jour où, soulevant le couvercle du tonneau sans précaution, il avait laissé un rayon de soleil frapper la tête de la sirène. Celle-ci s’était spontanément mise à chanter. Et tous, à cette seconde, avaient été pris sous son charme. Ils avaient renoncé à poursuivre leur voyage et s’étaient installés en bordure du désert. Mais Fatyar avait été averti et avait mis leur tête à prix. Depuis ce jour, Morrem jouait à cache-cache avec les soldats du sultan et les chasseurs de primes. Ils devaient éviter les villes frontalières et les oasis.

« Vous êtes les esclaves de la sirène, fit remarquer Alaet.

— Non, car la sirène n’en tire aucun bénéfice… De plus, nous sommes tous volontaires. Tu comprendrais, si tu l’avais entendue une seule fois. »

Il avait raison, réalisa Alaet : c’était plutôt la sirène qui était leur esclave.

« Maintenant, poursuivit-il, elle est trop affaiblie par le manque d’eau pour chanter. Nous en souffrons tous. »

Ce disant, il porta les mains à ses tempes, comme pour retenir l’écho du chant merveilleux. Alaet était heureux de ne pas l’entendre. Il désirait conserver sa lucidité, trouver un plan pour recouvrer sa liberté.

« Comment s’appelle-t-elle ? » s’enquit-il.

La question parut surprendre le trolque.

« Elle n’a pas de nom. C’est une sirène, non un être pensant ou un animal domestique. »

Il lui apprit que les sirènes, malgré un buste et une tête grossièrement humains, n’avaient guère plus d’intelligence qu’un singe. Mais cela ne les empêchait d’éprouver la souffrance et la solitude. Depuis des semaines, le trolque avait remarqué que la langueur croissante de sa captive n’était pas seulement due à la pénurie d’eau. Elle ne chantait plus, et boudait le poisson séché qui lui servait de nourriture.

« Raison de plus pour agir le plus vite possible, lança Alaet d’un ton décidé.

— Agir ? répéta Morrem. De quoi parles-tu ? »

Un plan émergea dans l’esprit d’Alaet. La solution reposait sur ce que lui avait révélé Igwil lui-même. Ce qui posait problème, c’était le moyen d’y parvenir. D’abord, il devait convaincre Morrem de lui faire confiance.

« Que dirais-tu, si je te proposais de te libérer pour toujours du fardeau de l’eau ?

— Quel est ce piège ?

— Ce n’est pas un piège ! Si nous arrivons à nos fins, tu n’auras plus jamais à te préoccuper d’apporter de l’eau à ta sirène, pour la bonne raison qu’elle n’en aura plus besoin. »

Morrem porta la main à son menton et fit mine de réfléchir. Mais son hésitation était feinte : il savait que bientôt, même s’il obtenait une outre ou deux de la part d’Igwil, la sirène était condamnée.

« Admettons que j’accepte. De quoi as-tu besoin, pour mettre ton plan à exécution ?

— Tout ce dont j’ai besoin, c’est du dieu Marevilaapa. »

 

4
La délivrance

 Morrem délibéra trois longues heures. La solution proposée par Alaet ne leur garantissait pas le succès… ni même la survie de la sirène. Mais cette dernière était en sursis, ils n’avaient plus grand-chose à perdre.

Sur l’ordre de Morrem, les pirates transportèrent le tonneau au bas d’une dune, tout près du camp retranché des pèlerins. Cela leur prit le restant de la nuit. Le moyen qu’avait trouvé le trolque reposait sur l’habileté et la rapidité d’Alaet : pendant que les pirates feraient diversion, Alaet se glisserait auprès de l’idole, et la subtiliserait. Ensuite, il courrait jusqu’à la sirène et plongerait l’idole dans le tonneau. La sirène ne manquerait pas de mordre la statuette, avait affirmé Morrem, afin de voir si elle était comestible. Si Igwil avait dit vrai, la sirène se transformerait aussitôt en reptile. Par conséquent, elle n’aurait plus besoin d’eau !

L’aube se levait quand ils se décidèrent à attaquer. Alaet restait en retrait, invisible, dans l’attente du moment propice. Les assaillants avaient reçu pour consigne d’attirer le plus de pèlerins à l’écart. Deux hommes escorteraient Alaet, car Igwil laisserait sûrement au moins deux gardes près de leur idole.

Au début, le plan se déroula comme prévu. Morrem parvint à déplacer les combats sur une dune voisine. Ainsi qu’ils l’avaient présagé, deux pèlerins montaient la garde de chaque côté de Marevilaapa.

Alaet surgit, son escorte sur les talons.

« Au secours ! cria-t-il. J’ai réussi à me libérer, mais ils me poursuivent ! »

Les pèlerins s’entre-regardèrent, indécis. Les deux pirates en profitèrent pour les assommer du pommeau de leur cimeterre. Alaet saisit la statuette à deux mains et la pressa contre son flanc. Puis, il entreprit de gravir la dune derrière laquelle se trouvait le tonneau.

Un hurlement de rage jaillit derrière son épaule. Avant même de se retourner, Alaet sut qu’il s’agissait d’Igwil. Celui-ci avait dû flairer la ruse, et avait rebroussé chemin.

Alaet pressa l’allure. Il perçut le bruit des cimeterres de son escorte, crissant contre le sabre d’Igwil. Mais le vol de son dieu multipliait les forces du pèlerin, et Alaet devina qu’il ne lui faudrait pas longtemps pour venir à bout des deux pirates.

Il dévala la pente de la dune. Le tonneau était en bas. Alaet y parvint, à bout de souffle. Il jeta un coup d’œil en arrière et étouffa une exclamation : Igwil avait atteint le sommet de la dune, il ne lui avait fallu que quelques secondes pour se débarrasser de ses adversaires.

Alaet n’avait plus que quelques secondes pour agir. Il dut s’y reprendre à deux fois pour monter l’escabeau, dont les pieds s’enfonçaient dans le sable. Quand il accrocha le bord, Igwil était déjà à mi-pente et se ruait vers lui, sabre brandi.

Soulever de l’autre le lourd couvercle de bois s’avéra plus difficile que prévu. Enfin, celui-ci coulissa d’une dizaine de centimètres. Une odeur de marécage sauta aux narines d’Alaet.

« Arrête, ou je te tue ! » hurla Igwil.

Sa voix était toute proche. Alaet s’escrima à faire glisser la statuette dans le tonneau. Il parvint à l’insérer à moitié, mais le socle empêchait celle-ci de passer complètement.

Igwil arriva devant l’escabeau, et donna un coup de pied dedans. Alaet, déséquilibré, tomba plus loin.

« Qu’as-tu fait de Marevilaapa ? » hurla-t-il, en lui soulevant le menton du bout de son sabre.

Sans un mot, Alaet désigna le couvercle. La statuette était coincée dans l’interstice. Il avait échoué…

« Je te règlerai ton compte plus tard ! » grogna Igwil.

Il redressa l’escabeau, puis escalada les quatre marches. Il saisit la statuette, mais elle était bien bloquée. Pour la libérer, il poussa le couvercle. La statuette lui échappa, et un « plouf » sonore retentit.

Igwil poussa un juron, souleva complètement le couvercle, et leva son sabre, prêt à l’abattre sur la créature à l’intérieur.

« Non ! » cria Alaet.

C’est alors que la sirène poussa un cri.

Aussitôt, le geste d’Igwil fut stoppé à mi-hauteur. Foudroyé, il bascula lentement en arrière.

Alaet était lui-même à demi paralysé. La sirène avait dû sentir le danger, et avait poussé un cri de défense.

L’effet ne dura que quelques secondes, et Igwil ne tarda pas à se relever en chancelant.

« Qu’est-ce que c’est que cette créature, pourquoi lui as-tu donné Marevilaapa ? »

Le cri de la sirène résonnait encore à ses oreilles. Alaet n’eut pas le temps de répondre. Une lueur surnaturelle enfla de l’intérieur du tonneau, comme si des centaines de bougies colorées avaient été allumées. L’eau se mit à bouillonner et un nuage de vapeur commença à s’élever, transformant la bouche du tonneau en cheminée.

La sirène a enfin mordu la statuette, songea Alaet avec un soupir de soulagement. Et la métamorphose commençait…

Après quelques secondes, la lueur diminua. Igwil restait sans réaction. Son sabre pendait au bout de son bras comme une branche morte.

Alaet s’appuya contre le tonneau.

« Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda Igwil, comme s’il émergeait d’un mauvais rêve.

— Si tu tiens à retrouver ton dieu, aide-moi à renverser ce tonneau », rétorqua Alaet.

Igwil ne se fit pas prier. Il leur fallut leurs forces conjointes pour que le tonneau vacille, puis commence à se retourner. Des litres d’eau croupie se déversèrent sur le sable chaud. Puis un corps argenté, couvert de fines écailles luisantes, glissa furtivement à l’air libre. Alaet eut à peine le temps de l’apercevoir — un instant plus tard, elle s’était enfouie sous le sable.

Igwil se précipita vers l’ouverture du tonneau. L’idole gisait au fond, souillée de vase. Igwil la nettoya avec dévotion, puis désigna le monticule où avait disparu la sirène.

« Qu’est-ce que c’était ? »

Alaet haussa les épaules.

« Une sirène, le trésor des pirates. Désormais, vous n’avez plus aucune raison de vous battre. Notre eau ne leur sert plus à rien. »

Il expliqua en quelques mots ce qui s’était passé. Igwil considéra pensivement son idole.

« Grâce à Marevilaapa, cette sirène va survivre dans les sables. Quant à toi, Alaet, tu as été son instrument. J’estime que tu as racheté ta faute. En moins de trois jours, tu peux atteindre la bordure du désert. Je te laisse fuir, à condition que tu partes tout de suite : mes compagnons ne comprendraient pas ma décision… ni Morrem : il ne sera sûrement pas ravi d’apprendre que tu as permis à sa sirène de s’échapper… Pourquoi l’as-tu fait, d’ailleurs ? »

Alaet frotta ses poignets, en souvenir des liens qui le garrottaient.

« Peut-être parce que je sais ce que c’est que d’être prisonnier. »

Igwil hocha la tête, puis remonta la dune sans se retourner.

Alaet se mit en route sans tarder. Il était sauvé, mais il ignorait ce qu’allaient devenir les pirates qui dépendaient tellement du chant de la sirène.

Après plusieurs kilomètres de marche, un murmure chantant s’insinua dans ses oreilles. Ce n’était probablement que le vent, pourtant… Un sourire se dessina sur ses lèvres : pour écouter la sirène, Morrem et les siens devraient se résoudre à continuer leur errance dans le désert.

 

Ainsi s’achève cette aventure d’Alaet.

© 2003 L.G.

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